Ne Jamais Fâcher une Geisha par Guillaume M., alias Willwolf
Aucun bruit aux alentours. Elle fit un dernier tour d’horizon avant de s’élancer vers la maison. Un peu gênée par son kimono, la jeune geisha se pressa, à l’abri de la nuit, en direction de la porte. Sans hésiter elle fit coulisser le panneau de bois, pénétra dans la demeure et referma derrière elle, le plus silencieusement possible. Elle fit une pause pour s’habituer au faible éclairage de la pièce et ôta ses getas.
Comme elle l’avait entendu quelques heures auparavant, tout avait été préparé en l’honneur de son ancien protecteur. Celui-ci devait passer la soirée avec sa rivale qui avait tout mis en œuvre pour salir sa réputation et l’amener à la répudier. Tout cela était tout simplement inadmissible. Après des mois de luttes intestines, de complots envers ses consœurs et de soirées passées avec cet homme, il n’était pas question qu’il la chasse ainsi. Elle serait sa favorite ou personne d’autre ne l’aurait. Une graine de colère avait germé en ce plan fatal. Elle se dirigea vers la table. Son kimono la freinait vraiment dans ses déplacements. L’urgence de la situation amplifiait cette sensation. Elle s’agenouilla sur un des coussins disposés autour de la table, attrapa la bouteille de saké et versa le poison préparé par ses soins. Le parcours initiatique à l’art des geishas lui avait donné les connaissances nécessaires en danse, séduction, chant et musique mais aussi en herboristerie. Aphrodisiaques ou mortelles, les mixtures, qu’elle pouvait réaliser, avaient chacune un but précis.
Sa colère vengeresse avait nourri sa créativité. Un poison violent et pernicieux. Indétectable mélangé à l’alcool de riz, la victime allait d’abord sentir une chaude euphorie puis une pulsion animale allait prendre le contrôle. Sa rivale, dans son intérêt, ne repousserait pas l’homme empressé. L’escalade de leurs sens les conduirait à s’échanger des baisers langoureux. La substance toxique pénétrerait ainsi dans le corps de la geisha haïe. Elle serait subjuguée par les mêmes sensations incontrôlables. Leurs baisers deviendraient caresses puis étreintes. Ils quitteraient leurs vêtements devenus une gêne. La jeune geisha jubilait à l’idée que l’extase de cette trahison conduirait à d’atroces souffrances puis à leur mort pure et simple.
Avec précaution, elle referma la bouteille de la boisson mortelle. Elle se releva et s’assura que rien n’indiquait son passage. Tous les coussins étaient bien disposés autour de la table basse, chaque verre à égale distance de la bouteille. Elle se dirigea lentement vers la porte coulissante qu’elle fit glisser. La jeune femme s’assit pour rechausser ses sandales. Une fois debout, elle jeta un dernier coup d’œil dans la salle plongée dans la pénombre. Elle avait invité la Mort dans ce lieu. Un grand sourire apparut sur son visage. Elle ne pouvait s’en départir. Un envie de rire grossissait dans sa poitrine. Cela lui demandait déjà beaucoup d’effort pour la réprimer. Elle referma avec délectation le piège et quitta ce lieu. Elle n’avait plus qu’à patienter que son vœux soit exaucé.
Bien plus tôt qu’elle ne l’avait imaginé, ses deux victimes apparurent sous l’arche située à l’entrée de la ville. Ils étaient encore au loin mais leurs rires complices perçaient le silence. Leur proximité flagrante justifia sa décision. Son cœur se serra. Ce serait la dernière fois qu’elle souffrirait de cet opprobre. S’offrir le confort dans cette vie basée sur l’apparence et la servilité était une nécessité mais elle ne pouvait se résoudre à le faire à n’importe quel prix. L’abandon de son protecteur lui prouvait qu’elle était devenue sans valeur suite à une rumeur. C’était inacceptable. Elle s’offrait une nouvelle liberté. Cette dernière commençait cachée derrière ce cerisier en attendant patiemment qu’ils meurent tous les deux.
Ils entrèrent enfin dans le pavillon de bambou sous le regard vengeur de la geisha. Leurs rires allaient bientôt cesser pour faire place à leurs cris de douleur. Quelques minutes encore et ça en serait fini. Leur destin était scellé.